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Livres # Saint-Nazaire

Les Forges, un roman

Jean-Pierre Suaudeau continue de creuser son fil de la “recherche du temps” qui s’efface. Pour donner sens au présent ?

Qu’avons-nous pensé  la première fois qu’à l’approche de Saint-Nazaire par la nationale 171, nous avons vu se dresser au loin le squelette des Forges de Trignac ? L’avons-nous confondu avec un reste de blockhaus ou avec les ruines d’un château-fort ? Qu’avons-nous ressenti ? C’est ce souvenir que recherche en lui l’écrivain nazairien Jean-Pierre Suaudeau dans son dernier ouvrage Les Forges, un roman, tout juste paru ce mois de janvier. Les avait-il trouvées laides, avait-il déjà été touché par l’histoire des hommes qui leur avaient donné tant de leur vie ? La beauté imaginée des gestes de ces alchimistes du métal n’était-elle qu’une chimère en ombre chinoise sur les brûlures du feu ?

Malgré son titre, Les Forges, un roman n’est ni totalement roman, ni totalement livre d’histoire, encore moins essai. De ce regard subjectif d’aujourd’hui jeté par la vitre d’une voiture, le récit découpe le temps et la mémoire ouvrière dont il ne reste que quelques pans de béton effrité : besoin de fer pour la construction des nouveaux bateaux de métal de la Compagnie générale transatlantique, accords avec les banquiers, élévation de hauts-fourneaux au bord d’un estuaire morne, ruée vers le travail, exode de paysans, leurs terres aussi définitivement abandonnées que le goût des saisons et de la liberté, arrivée de l’acier sur le marché, grande grève d’avril 1894, démembrement du site sidérurgique et délocalisation vers le Nord de la France, au plus près du charbon, grande grève de 1974 des salariés de l’usine Semm-Caravelair édifiée sur les mêmes hectares de sol et sous-sol encore gorgés de déchets métallurgiques… L’histoire ne se déroule pas linéairement, elle est chaotique, en allers-retours d’espoirs, de résignations et de révoltes. Et les spectateurs que nous sommes devenus de vaciller entre fascination et indignation devant cette épopée industrielle déchue.

“Ce qui subsiste encore des Forges (…) ne serait donc pas
les gibets où pendre le combat ouvrier. Plutôt des totems sacrés,
des arbres profondément enracinés pour ne pas oublier qu’on a, ici, travaillé et souffert, enduré et résisté.”

Jean-Pierre Suaudeau semble avoir posé son oreille contre les murs fissurés de la “grande dévoreuse”* pour y écouter les battements de cœur des fondeurs et lamineurs dont il ne demeure que le nom sur les plaques des rues adjacentes. De son écriture charnelle, il refait sourdre des corps en sueur, des sons, des rêves, des épuisements, des solidarités. Et une dignité jamais définitivement perdue qui donne sens à ce paysage qui appartient à notre environnement quotidien, parce que : “L’histoire est longue. Elle n’est pas finie.”

Les Forges, un roman est étrangement le plus personnel, le plus intime de ses textes. Il nous happe, et nous saisit les entrailles. Les Forges de Trignac se dressent toujours le long de la nationale 171.

* Ainsi étaient surnommées les forges.