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Spectacles # Saint-Nazaire

Un vivant qui passe

Le délégué du Comité international de la Croix-Rouge se rendit à Auschwitz en 1943 et au ghetto dit "modèle" de Theresienstadt en juin 1944.
Il dira pourtant : « Je n’ai rien vu. »

Le médecin suisse Maurice Rossel, délégué du CICR, fut le seul à pouvoir se rendre à Auschwitz et au camp « ghetto Potemkine » de Therensienstadt avec l’accord des autorités allemandes. La mise en scène des nazis fut si élaborée qu’il ne décela rien de l’horreur qu’il avait sous les yeux. A Auschwitz, il fut seulement interpellé par la maigreur des hommes et par leurs yeux immenses. A Therensienstadt, il inspecta une ville tranquille avec son kiosque à musique. Il reprocha même ensuite aux prisonniers, obligés sous peine de mort de jouer cette terrible comédie, de ne pas avoir tenté de lui envoyer des signes de ce qu’ils subissaient, prisonniers juifs qui seraient donc en partie responsables de son aveuglement. C’est tout du moins ce qu’il dira plus de trente-cinq ans plus tard à Claude Lanzmann lors de son entretien avec le réalisateur pendant le tournage de l’incontournable documentaire Shoah*. En 1997, durant le procès de Maurice Papon, Claude Lanzmann sortira le documentaire Un vivant qui passe, réalisé à partir de rushes de cette entrevue non utilisés dans Shoah, puis, en 2013, un livre éponyme avec la transcription exacte de ce témoignage. 

Aujourd’hui, c’est au tour du comédien et metteur en scène Nicolas Bouchaud, familier des spectacles conçus à partir de textes non théâtraux, de s’emparer d’Un vivant qui passe par une adaptation qui concentre la tension extrême entre un Maurice Rossel empêtré dans le mensonge nazi dont il fut complice et un Lanzmann qui tente de le faire enfin dérailler hors de ses justifications en lui opposant archives, témoignages et documents d’historiens.  

Un vivant qui passe ne reste en effet pas longtemps un entretien en face-à-face, il se transforme rapidement en un combat entre deux hommes, le premier habité de son malaise et le second qui tente de faire accoucher la parole, de déconstruire la mise en scène de celui qui témoigne. Dans le décor cossu d’une bibliothèque remplie de savoir, Nicolas Bouchaud, tout comme Claude Lanzmann, continue de (se) poser la lancinante question : comment Maurice Rossel a-t-il pu se laisser abuser par cette farce macabre alors qu’il se trouvait au cœur même du système d’extermination nazi ?  

Les réponses sont multiples et aucunement réconfortantes. Maurice Rossel n’était ni fasciste, ni raciste, ni bourreau. Et loin d’être un héros. Il se croyait neutre, inconscient de ses propres relents d’antisémitisme et de sa lâcheté. Un homme ordinaire dont les zones grises interpellent ce que nous sommes ou que nous pourrions être. Cette mise en scène à laquelle il a bien voulu croire l’arrangeait-elle ? Comment a-t-il pu l’accepter ? Et nous, qui regardons ce spectacle en particulier, mais aussi le spectacle du monde, que voulons-nous bien voir ? 

De quoi être bousculés durant une heure quarante-cinq minutes… et plus. 

* Shoah, documentaire de plus de dix heures d’entrevues avec des témoins de l’extermination des juifs durant la Seconde Guerre mondiale filmées entre 1976 et 1981 par Claude Lanzmann, sorti en salles en 1985.